Comprendre la souffrance émotionnelle avec Stéphanie Hahusseau
Nous commencerons cet article qui traite du sujet de la souffrance émotionnelle par la phrase suivante. «Il ne faut juger de notre bonheur qu’après la mort» écrivait Montaigne. Il considérait, en effet, que l’important dans la vie n’est pas les circonstances mais la manière dont on agit face à elles.
Nous vivons une époque où le bonheur est trop souvent associé à la richesse matérielle, au statut et aux honneurs. Ce qui conduit bien souvent à de grandes désillusions, voire à un mal-être profond.
Ce mal-être émotionnel peut souvent conduire à la dépression, à des conduites addictives et finalement à des problèmes de santé. Parfois, les personnes en souffrance ignorent tout de l’origine de leur mal-être.
Pour faire face à ces instants difficiles, certaines d’entre elles nourrissent des espoirs insensés dans les promesses de pratiques issues de la psychologie positive. Des pratiques ayant tendance à balayer tout critère de gravité aux difficultés de vie que chacun peut trouver sur son chemin.
Mais dans quelle mesure sont-elles efficaces? Et si ce n’est pas le cas, quelle est la démarche adéquate pour soulager sa souffrance émotionnelle?
Afin de mieux comprendre les mécanismes de la souffrance mentale, nous recevons Stéphanie Hahusseau, médecin psychiatre spécialiste des émotions et l’auteur de nombreux ouvrages dédiés aux émotions dont «Ne plus subir» et «Laisser vivre ses émotions» (Odile Jacob).
Pour commencer, remontons d’abord aux origines de ces mécanismes pour comprendre comment ils s’activent.
Quelle est l’origine de la souffrance émotionnelle?
Les émotions fortes impactent la mémoire
Dans votre ouvrage, «Ne plus subir», vous affirmez que la maltraitance subie durant l’enfance explique la souffrance de l’adulte que nous sommes. Comme se fait-il que des expériences de vie d’enfance nous poursuivent jusque dans notre vie d’adulte?
SH: On s’aperçoit qu’il y a parfois un décalage entre la situation et nos ressentis. Quand cette situation surgit, il faut suspecter dans son passé une émotion qui n’aurait pas été résorbée.
Un exemple de décalage étant de considérer que personne ne nous aime, et de pleurer pendant 2h, parce qu’une connaissance ne nous a pas salué.
SH: Les croyances négatives (ne fais confiance à personne, on ne t’aimera jamais etc.) sont le résultat d’un mécanisme de régulation d’une mauvaise expérience. Certaines images précises de notre enfance doivent nous mettre la puce à l’oreille. Car derrière elles, il y a souvent des émotions non élucidées.
Les émotions fortes impactent la mémoire. Ainsi, le souvenir d’un repas datant de plusieurs jours s’est effacé parce qu’il ne s’est rien passé sur le plan émotionnel. Contrairement à des souvenirs qui ont 20 ou 30 ans.
SH: De plus, il est important de comprendre que ce n’est tant l’évènement en lui-même qui compte que la réaction de l’entourage par rapport à ça.
On peut garder de grosses séquelles physiques et mentales à partir d’évènements anodins, parce que nous avons manqué de soutien émotionnel. L’inverse est aussi vrai. Un évènement important ne laisse que peu de séquelles si on a été entouré.
Les blessures d’enfance d’hier et d’aujourd’hui à la source de notre souffrance émotionnelle
Quelles formes de maltraitance empêchent le bien-être à l’âge adulte?
SH: On en compte plusieurs:
La négligence affective. Le fait d’avoir été privé de câlin à un âge précoce joue de façon pérenne sur notre régulation du stress.
Le manque d’écoute et d’attention. Ne jamais nommer ce que l’on ressent laisse des traces.
La violence physique et émotionnelle.
La surprotection qui est une forme de maltraitance inédite. L’enfant est complimenté pour tout et rien. Ce qui le rendra inapte à affronter les frustrations durant sa vie d’adulte.
En tant que parent, comment éviter de transmettre ses propres blessures?
SH: L’erreur courante est de vouloir réparer chez nos enfants des blessures qui nous concernent. Si, par exemple, on a manqué d’affection, on va être terrorisé à l’idée d’en faire manquer à ses enfants. Or, la chose la plus importante à faire en tant que parent est de travailler sur ses propres émotions. Plus le parent va mieux, plus il aide son enfant.
Par ailleurs, les parents peuvent déculpabiliser. Quoiqu’ils fassent, les parents font tous des erreurs. Ce qui est porteur d’espoir, c’est qu’une fois adulte, nous pouvons intervenir sur nos manques.
Existerait-il des blessures irrécupérables?
SH: On ne peut pas complètement laver un passé traumatique. Les abus sexuels, la violence, la maltraitance plus sourde mais récurrente laissent d’énormes traces. Toutefois avec de la motivation et en faisant un travail ciblé et organisé, on arrive à souffrir beaucoup moins.
Toutes les souffrances émotionnelles ne sont donc pas égales. Tout comme leur considération. Il semblerait effectivement que les hommes négligent davantage leur santé mentale.
Pourquoi les hommes négligent-ils leur santé mentale?
La psychologie ennuie les hommes
Votre livre «Ne plus subir» s’adresse en particulier aux femmes, pourtant les hommes aussi ont vécu de la maltraitance durant leur enfance. Comment expliquer que les femmes s’occupent davantage de leur santé mentale?
SH: Il n’y a pas de disparité entre les cerveaux émotionnels des hommes et des femmes. En revanche, dès l’enfance, les petites-filles sont invitées à nommer leurs émotions. Or, pour réguler les émotions, il faut d’abord savoir les nommer. Si on n’a jamais acquis le langage émotionnel (comme beaucoup d’hommes), on se retrouve démuni.
Dans les entreprises, on voit bien que les hommes ne se disent pas ce qu’ils ressentent. A la veille de son suicide, un homme vous répondra qu’il va bien si vous lui posez la question.
SH: De plus, la psychologie n’est pas un sujet très valorisé dans le monde masculin. Pourtant, les émotions ont des répercussions sur leur santé physique, leur érection et leur performance. Toutefois, cela évolue, j’ai de plus en plus d’hommes en thérapie et ils avancent aussi bien que les femmes.
SH: Il y a, enfin, des facteurs médicaux. On ne parle pas d’émotions dans la médecine et la psychiatrie est encore enseignée sous forme de diagnostic. Il n’y a toujours aucun module dédié aux émotions. Or, ils sont déterminants dans la santé ultérieure.
Une étude a démontré que le facteur le plus prédictif de la santé à partir de 55 ans est les antécédents de traumatismes issus de l’enfance. Seuls 17% du personnel soignant questionnent sur les antécédents.
Les hommes ont aussi besoin de s’occuper de leurs émotions
Comment l’inculture émotionnelle dessert-elle les hommes?
SH: La vieille habitude des hommes est d’externaliser leur émotion. Dès qu’ils ont une émotion, c’est l’extérieur qui est responsable. C’est donc à l’extérieur de réguler. Or, ce n’est pas toujours possible, et ce n’est pas à l’extérieur de réguler leurs émotions.
Par ailleurs, ce que les hommes appellent le besoin sexuel est en fait un tremplin émotionnel. Ce qui signifie qu’ils ne sont pas obligés physiquement d’y céder ou de le manifester. Beaucoup de mes patients ayant des problématiques sexuelles se sont amendés avec le travail sur la régulation des émotions.
S’occuper de la santé mentale concerne donc tout le monde, d’autant plus qu’elle contribue à améliorer la santé globale.
S’occuper de sa santé mentale implique-t-il de savoir contrôler ses émotions?
Peut-on contrôler ses émotions?
Les émotions ne se «gèrent» pas
Dans votre livre «Laisser vivre ses émotions», vous écrivez que l’on est sommé d’éprouver de la bienveillance, de la confiance en soi, du non-jugement ou de la non-violence. Or, plus on souhaite ressentir ces émotions, moins elles apparaissent. Pourquoi une émotion ne se contrôle-t-elle pas?
SH: L’émotion est un phénomène d’apparition brutale et imprévisible. Sommer quelqu’un de faire quelque chose est une injonction paradoxale. Plus on va vouloir ressentir de la bienveillance, plus on va ressentir du stress. Il faut savoir se lâcher la grappe et plutôt observer ses émotions ou ses non-émotions.
On ne peut pas agir sur l’émotion, mais sur notre réaction par rapport à l’émotion. Quand nous apprenons à repérer, nommer et sentir ses émotions, nous ne réagissons plus, nous agissons.
La réaction émotionnelle est une façon court-terme de réguler son trop plein. Quand quelque chose nous met en colère, nous devenons agressifs pour nous décharger de l’émotion.
Si l’émotion (confiance en soi, bienveillance) ne s’ordonne pas, peut-on toutefois la cultiver ou est-ce aussi un leurre?
SH: Il faut voir la confiance en soi et la bienveillance comme des objectifs lointains. Comme des résultats de l’accueil de nos moments de jugement, de colère et de non-bienveillance.
Plus on accueille ses émotions, plus on observe que nous sommes plus bienveillants envers soi et les autres. De même, plus on accueille ses émotions, moins on en a peur et plus s’instaure une sorte de confiance en soi.
Ce que signifie «accepter ses émotions»
Il est souvent conseillé d’accepter ses émotions, mais concrètement qu’est-ce que cela signifie et implique?
SH: Cela implique d’abord d’accepter que la souffrance fasse partie de l’existence est déjà quelque chose d’important. Ensuite, cela implique d’accepter d’être responsable de ses émotions. Ce qui n’est pas évident quand on a vécu des choses difficiles dans le passé.
Être responsable de ses émotions consiste à développer son intelligence émotionnelle .
Dans la pratique, cela consiste à comprendre que l’on en accumule quotidiennement. Il s’agit ensuite de les réguler, c’est-à-dire d’en être conscient, de les nommer et d’accepter leur occurrence.
L’écriture aide à réguler ses émotions. En posant sur papier ce qu’il s’est passé, le contexte où s’est produit un évènement éprouvant, on s’entraine à distinguer nos ressentis et nos pensées des faits.
Très souvent, ce qui entraîne une douleur émotionnelle n’est pas tant les faits que nos interprétations de ceux-ci. En effectuant ce travail, on peut agir sur son cerveau et apaiser sa souffrance émotionnelle sans avoir besoin d’une intervention médicamenteuse.
Comment apaiser sa souffrance émotionnelle?
L’intéroception versus la méditation
Vous écrivez qu’avec la pleine conscience, la méditation est en passe d’être la panacée des maux humains. Or selon des méta-analyses, les résultats de la méditation et de la pleine conscience pour traiter de la dépression et des symptômes anxieux sont mitigés.
SH: Telle qu’elle est enseignée, la méditation regroupe plein de choses. On peut méditer en se focalisant sur l’instant présent, son souffle, ses pensées ou en scannant son corps. Pour comprendre en quoi la méditation (https://www.bloomingyou.fr/la-meditation-est-elle-lavenir-de-la-sante-mentale/) peut être aidante, il faudrait la morceler en petits morceaux pour analyser ce qui marche, comment et pourquoi.
On a également remarqué que la méditation ne fait pas forcément du bien. Notamment pour les personnes ayant des antécédents traumatiques, et celles qui ne savent pas réguler leurs émotions. On a pu observer de flagrantes décompensations assez flagrantes sous méditation.
Quelle est la différence entre l’intéroception et la méditation?
SH: L’intéroception est un petit morceau de la méditation. Il s’agit de focaliser son attention sur les signaux corporels douloureux associés à une émotion actuelle ou issue du passé.
La plupart des pathologies proviennent d’une lutte menée contre ses émotions. Ce qui conduit à les figer et les chroniciser. L’intéroception nous apprend à laisser l’émotion monter, se déployer, faire un plateau d’inconfort et redescendre. Cette pratique permet de sortir des comportements émotionnels négatifs , et d’instaurer naturellement des comportements émotionnels bénéfiques.
Construire sa sécurité affective
Comment un adulte peut-il construire sa sécurité affective quand il en a été dépourvu durant son enfance ?
SH: Je n’ai pas de réponse. Il y a encore beaucoup de travaux à faire sur l’importance de l’attachement et du manque de celui-ci sur la santé des enfants et des adultes.
Vous proposez dans votre livre un exercice d’imagination et de s’inventer une enfance.
SH: Effectivement, il y a des outils permettant de revenir sur des périodes particulièrement fragiles durant l’enfance. Cet exercice d’imagination consiste à se couper en deux. De se visualiser en tant qu’adulte choyer ou consoler l’enfant qu’on a été.
Le problème de cet exercice étant qu’il n’est pas simple lorsqu’on porte beaucoup de carences affectives. Le premier réflexe étant de ressentir du dégoût ou du rejet pour l’enfant qu’on a été. Pour surmonter ce stade, on doit s’appuyer sur un accompagnement thérapeutique.
Par ailleurs, même si cet exercice permet de soulager la souffrance, il n’offre pas une réparation psychique complète.
Les antidépresseurs versus l’intéroception
Vous expliquez que si l’on souhaite entamer un travail sur ses émotions et ses traumatismes, il est préférable de ne pas le faire en même temps que l’on prend un traitement antidépresseur. Quelles sont les raisons?
SH: D’une part, parce qu’en suivant les deux processus, on ne sait pas lequel a fonctionné. Par expérience, les patients font beaucoup plus confiance à la molécule qu’à eux-mêmes.
Quitte à prendre un antidépresseur, autant voir comment il marche seul et ensuite adjoindre la thérapie.
D’autre part, la thérapie et les antidépresseurs sont deux mécanismes antagonistes. L’un pousse à ressentir les émotions, tandis que l’autre a tendance à abraser les émotions.
Quel serait l’avantage de la thérapie par rapport aux antidépresseurs?
SH: Dans ma pratique, j’ai pu observer que même si les antidépresseurs aident à passer un cap, ils ne sont pas aidants à long terme. Les gens prenant des antidépresseurs ont tendance à se sur-adapter à des situations qui ne leur conviennent plus. Alors que travailler sur ses émotions aide à trouver l’énergie (y compris celle de la douleur) pour se sortir de ses situations insolubles.
Apprendre à accueillir ses émotions diminuerait la prise d’antidépresseur. C’est une pratique que nous devrions apprendre à l’école et en médecine.
En attendant que nous prenions collectivement enfin conscience de ce qui nous unit, notre vie émotionnelle ne dépend que de nous. Comme le note Stéphanie Hahusseau: «c’est à chacun d’entre nous d’avoir l’immense courage de fermer les yeux et d’affronter sa souffrance».
Pour conclure cet article sur la souffrance émotionnelle : à tous ceux qui redoutent de commencer ce long chemin vers soi, rappelez-vous ce proverbe chinois: «ne craignez pas d’être lent, craignez seulement d’être à l’arrêt».
Pour lire cet article, abonnez-vous gratuitement ou connectez-vous